Avec 31 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) en 2019, le secteur des transports est le premier émetteur en France. Il est aussi le 2ème secteur le plus énergivore, représentant 34 % des consommations nationales[1]. La décarbonation du secteur des transports constitue donc un passage obligé pour atteindre la neutralité carbone en 2050, mais aussi un défi important pour notre système énergétique.
À l’échelle du secteur, cette décarbonation implique des reports modaux vers les modes de transports les moins émetteurs au passager et au kilomètre. Elle nécessite aussi, au niveau de chaque mode de transport motorisé – maritime, routier, ferroviaire, aérien – des changements profonds : conversion à des carburants alternatifs et électrification, adaptation des composants et des modèles, gestion intelligente des infrastructures et efficacité énergétique. Ces changements mobiliseront de multiples acteurs de la chaîne du transport, des industriels concepteurs de matériel aux transporteurs de passagers ou de marchandises en passant par les fournisseurs de services et les gestionnaires d’infrastructures.
Les défis sont donc nombreux, et c’est pourquoi le Comité de prospective de la CRE a souhaité se pencher sur le sujet. Troisième épisode, aujourd’hui, d’une série de 4 articles sur la décarbonation des transports, en se concentrant sur le secteur aérien.
Episode 3 : ça plane pour le secteur aérien ?

Quels sont les enjeux ?
Le secteur aérien est aujourd’hui responsable d’environ 3 % des émissions de CO2 dans le monde. Ces émissions pourraient doubler d’ici 2050 dans le monde si rien n’est mis en œuvre pour les maîtriser[1]. L’impact de l’aviation sur le changement climatique est donc significatif, même si l’amélioration continue des avions a permis de contenir la hausse des émissions de CO2, voire de les juguler dans certains pays. À titre d’illustration, en France, les émissions par passager-équivalent-km-transporté ont diminué de 25 % entre 2000 et 2020[2].
En octobre 2021, l’Association du transport aérien international, qui regroupe les compagnies aériennes, a annoncé viser la neutralité carbone en 2050. Le défi est bien sûr écologique, mais aussi industriel et économique. En France, l’industrie aéronautique génère 350 000 emplois directs et indirects, et constitue l’une des principales industries françaises exportatrices, dans le sillage du constructeur européen Airbus. Par ailleurs, en 2019, 4,5 milliards de passagers ont été transportés dans le monde (la part du tourisme dans le PIB mondial est d’environ 10 %) et le fret aérien représentait 35 % de la valeur des biens transportés dans le monde (pour 1 % des volumes).
Quelles sont les solutions aujourd’hui envisagées ?
Pour décarboner le secteur aérien, différents leviers sont mis en avant par les acteurs :
- l’optimisation des opérations en vol et au sol (contribution de 7 à 10 % des réductions de CO2 du secteur à horizon 2050 selon les scénarios de l’Air Transport Action Group – ATAG[3]). Cela consiste en l’optimisation du trafic aérien, des trajectoires de vol, du roulage au sol et des pratiques d’exploitation. À titre d’illustration, l’Agence européenne de la sécurité aérienne a annoncé, le 25 mars dernier, abaisser le seuil de carburant embarqué dans les avions pour raisons de sécurité (chaque avion doit transporter plus de carburant que nécessaire pour pouvoir parer à des imprévus). Cela allègera les avions et permettra de réduire de 1 % les émissions du secteur à l’échelle européenne ;
- les innovations technologiques (12 à 34 % des réductions de CO2 du secteur d’ici 2050 selon l’ATAG). Certaines innovations sont incrémentales (amélioration de l’aérodynamisme, optimisation du rendement moteur, etc.). D’autres sont des innovations de rupture. Parmi ces dernières, on compte notamment la propulsion hybride électrique pour des petits avions de tourisme et la propulsion à hydrogène pour les courts et moyens courriers, dont le développement reste très incertain compte tenu de la faible densité de l’hydrogène (4 fois plus volumineux que le kérozène), des aménagements en conséquence des avions et des aéroports et des problématiques importantes de sécurité (l’hydrogène est un gaz très explosif). Ces innovations devraient concerner une petite minorité des avions commerciaux d’ici 2050 ;
- le recours aux carburants alternatifs (Sustainable Aviation Fuel – SAF ; 53 à 71 % des réductions de CO2 du secteur d’ici 2050 selon l’ATAG). Ces carburants présentent l’avantage de ne pas nécessiter de changement majeur dans la motorisation des avions. Ils se décomposent en biocarburants, dans la limite des ressources disponibles et, surtout, de carburants de synthèse, produits à partir d’hydrogène et de CO2 issu de fumées industrielles ou directement capté dans l’air. En France, les producteurs de kérozène ont déjà une obligation d’incorporation de SAF à hauteur de 1 %. Cette proportion passera à 2 % en 2025 et 5 % en 2030. Des objectifs d’incorporation sont également débattus au niveau européen afin d’atteindre un volume suffisant de SAF pour faire émerger une filière industrielle. Aujourd’hui, les carburants de synthèse sont au moins 4 fois plus chers que le kérozène ;
- des mesures de compensation pour les émissions résiduelles (6 à 8 % des réductions de CO2 du secteur d’ici 2050 selon l’ATAG), notamment à travers des marchés de quotas carbone (au niveau mondial, le système CORSIA de quotas carbone propre au secteur aérien deviendra obligatoire pour les compagnies à compter de 2027).
Dans tous les scénarios de décarbonation, le recours aux carburants alternatifs constitue, et de loin, le levier le plus important. Ces carburants soulèvent pourtant de nombreuses incertitudes, qui portent par exemple sur la disponibilité de la biomasse pour les biocarburants, sur la capacité à capter du CO2 dans de bonnes conditions pour les carburants de synthèse (le CO2 issu de fumées industrielles ne réduit les émissions qu’au scope de l’aviation, alors que les technologies de captage de CO2 dans l’air sont très énergivores et peu matures) ou encore sur l’équation économique de ces carburants.
Ces scénarios de décarbonation impliquent, par ailleurs, que d’énormes quantités d’hydrogène décarboné soient produites, soit pour un éventuel usage direct, soit pour la production de carburants de synthèse. Or, cet hydrogène sera très certainement produit par électrolyse à partir d’électricité décarbonée.
Quels impacts sur le système électrique ?
Une récente étude de l’Institut Montaigne[4] met en avant l’impact considérable qu’aurait le verdissement de l’aviation – et plus généralement, du transport – sur le secteur électrique. En 2050, 12 000 TWh d’électricité décarbonée seraient nécessaires au seul périmètre du secteur aérien, notamment pour produire l’hydrogène indispensable aux carburants de synthèse. Au total, l’étude met en avant des besoins de 56 000 TWh d’électricité bas-carbone au niveau mondial pour décarboner les transports maritimes, aériens et routiers (avec des hypothèses de hausse significative des besoins de transport et de pénétration avancée des carburants de synthèse). Ces besoins s’expliquent principalement par le développement des carburants de synthèse dont le rendement énergétique est faible, beaucoup plus que par le développement des véhicules avec batteries électriques. Cette estimation doit être mise en regard de la production actuelle d’électricité dans le monde, à 27 000 TWh environ. Pour financer cet effort massif d’électrification directe et indirecte du transport, de l’ordre de 1 000 milliards de dollars par an seraient nécessaires, alors qu’historiquement, le secteur pétrolier a investi moins de la moitié chaque année. C’est dire l’ampleur du défi…
À l’échelle française, RTE considère, dans son étude sur les Futurs énergétiques 2050, qu’environ 5 TWh d’hydrogène (soit environ 8 TWh d’électricité) pourraient être nécessaires en 2050 pour la production des carburants de synthèse destinés à l’aviation, selon le scénario de référence. En revanche, le scénario « hydrogène + » prévoit 20 TWh d’hydrogène (30 TWh d’électricité) décarboné pour l’aviation en 2040 et 35 TWh d’hydrogène décarboné en 2050 (environ 50 TWh d’électricité), pour une consommation électrique totale d’environ 750 TWh (soit près de 7 % de la consommation d’électricité nationale dévolue à la production de carburants de synthèse pour l’aérien). Ce scénario fait ressortir le caractère potentiellement dimensionnant pour le système électrique d’un niveau élevé de consommation d’hydrogène pour le secteur aérien.
[1] Source : Air Transport Action Group, 2020.
[2] Source : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/Fiche%20SNBC%20Transports_0.pdf.
[3] Source : https://aviationbenefits.org/media/167418/w2050_v2021_27sept_summary.pdf
[4] Source : https://www.institutmontaigne.org/publications/aviation-decarbonee-embarquement-immediat#