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Série “Décarbonation des transports”, épisode 2 : le transport maritime

Avec 31 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) en 2019, le secteur des transports est le premier émetteur en France. Il est aussi le 2ème secteur le plus énergivore, représentant 34 % des consommations nationales[1]. La décarbonation du secteur des transports constitue donc un passage obligé pour atteindre la neutralité carbone en 2050, mais aussi un défi important pour notre système énergétique.

À l’échelle du secteur, cette décarbonation implique des reports modaux vers les modes de transports les moins émetteurs au passager et au kilomètre. Elle nécessite aussi, au niveau de chaque mode de transport motorisé – maritime, routier, ferroviaire, aérien – des changements profonds : conversion à des carburants alternatifs et électrification, adaptation des composants et des modèles, gestion intelligente des infrastructures et efficacité énergétique. Ces changements mobiliseront de multiples acteurs de la chaîne du transport, des industriels concepteurs de matériel aux transporteurs de passagers ou de marchandises en passant par les fournisseurs de services et les gestionnaires d’infrastructures.

Les défis sont donc nombreux, et c’est pourquoi le Comité de prospective de la CRE a souhaité se pencher sur le sujet. Second épisode, aujourd’hui, d’une série de 4 articles sur la décarbonation des transports, en se concentrant sur le secteur maritime.

Episode 2 : avis de tempête sur la décarbonation du maritime ?

Picture of large LNG (Liquefied natural gas) tanks at LNG regasification terminal

Quels sont les enjeux ?

90 % des marchandises qui arrivent en Europe sont acheminées par voie maritime. C’est dire la place que prend le transport maritime dans notre économie. Cela doit être mis en regard des émissions de gaz à effet de serre du secteur, qui représentent près de 3 % des émissions mondiales[2]. Cette proportion pourrait atteindre 17 % d’ici 2050 d’après l’Organisation Maritime Internationale (OMI), qui est l’agence de l’ONU en charge des questions maritimes. La propulsion des navires est assurée aujourd’hui principalement par du fioul lourd (60 % du marché) et du diesel maritime (40 %). Cela soulève également des problématiques importantes de pollution de l’air dans les ports avec des émissions de particules fines et d’oxyde d’azote[3]. Le transport maritime doit donc changer de cap pour s’adapter aux nouvelles exigences environnementales.

La tâche n’est pas aisée car les problématiques varient d’un type de navire à l’autre (porte-containeurs, pétroliers, méthaniers, ferries, etc.), de nombreux acteurs interviennent dans la chaîne de valeur (ports, armateurs, affréteurs, fournisseurs de carburants, etc.), la logistique d’approvisionnement en carburants doit être sécurisée dans les différents ports du monde, et les coûts associés à cette transition seront, en tout état de cause, élevés.

Différents niveaux de régulation interviennent. Le plus global est celui de l’OMI. Celle-ci a notamment décidé de ramener le taux de soufre dans les carburants des navires à 0,5 % en 2020, contre 3,5 % auparavant sur toutes les mers du monde (ce taux est limité à 0,1 % dans les Emission Control Areas comme la Mer du Nord ou les façades étatsuniennes). L’OMI a aussi, toujours à titre d’illustration, imposé la mise en place d’ici fin 2023 de nouveaux équipements pour les navires (limiteurs de puissance par exemple), afin de réduire immédiatement leur intensité carbone.

Un cadre régulatoire se met également en place au niveau européen. En juillet 2021, la Commission européenne a présenté le projet de règlement FuelEU Maritime, pour favoriser le développement technologique et la production de carburants alternatifs, en fixant de nouvelles obligations sur les émissions des navires. Celles-ci seront progressives, les navires devant réduire l’intensité en carbone annuelle des carburants utilisés de 6 % en 2030[4], 13 % en 2040 et 75 % en 2050. L’essentiel de l’effort devrait donc porter sur la décennie 2040-2050, ce que certains jugent tardif.

La Commission prévoit également une obligation d’approvisionnement en énergie bas-carbone à quai en 2030 pour les navires de croisières et les porte-containeurs (ce qui passera très souvent par un approvisionnement électrique, voir ci-dessous). Le marché européen des quotas de carbone sera par ailleurs progressivement étendu d’ici 2026 aux plus gros navires, alors que la Commission envisage en parallèle de lancer une nouvelle alliance industrielle européenne (sur le modèle de l’alliance sur les batteries, qui facilite les financements publics) pour développer les carburants bas-carbone adaptés aux secteurs maritimes et aériens.

Quelles sont les solutions aujourd’hui envisagées ?

Les acteurs du transport maritime mondial parient aujourd’hui principalement sur le Gaz Naturel Liquéfié (GNL) pour diminuer leurs émissions, soit en carburant unique, soit en configuration « bicarburant ». Ce carburant permet de réduire d’environ 20 % les émissions de CO2, de 80 % celles d’oxyde d’azote, et de diminuer drastiquement les émissions de soufres et de particules fines.

À ce jour, moins de 1 % de la flotte marchande mondiale est propulsée au GNL[5] et 75 ports disposent d’une infrastructure de soutage adaptée à ce carburant[6]. 20 % des carnets de commandes des chantiers navals portent par ailleurs sur des navires fonctionnant au GNL[7], ce qui est révélateur de la dynamique à l’œuvre.

La prédominance du GNL dans les choix de carburants alternatifs des armateurs fait débat compte tenu de ses émissions de gaz à effet de serre (combustion et fuites de méthane) et de la durée de vie des navires, qui se compte en décennies. À l’horizon de la neutralité carbone, des solutions moins émettrices telles que les biocarburants et les carburants de synthèse, produits notamment à partir d’hydrogène, devront nécessairement se substituer au GNL. Les alternatives sont l’e-méthanol, l’ammoniac et les biocarburants. Les carburants de synthèse sont 2 à 4 fois plus chers que leurs équivalents thermiques à ce jour, mais ils présentent l’avantage de ne pas nécessiter de changement dans la motorisation des navires. 

Quel que soit le carburant retenu, le coût de la transition sera élevé pour les armateurs, car le carburant est le principal poste de coût d’exploitation d’un navire (50 % des coûts d’un porte-containeurs par exemple). C’est pourquoi les mesures d’efficacité énergétique devront également être mises en œuvre, telles que la réduction de vitesse des navires, l’adaptation des revêtements des coques et des hélices, voire même la propulsion vélique, qui fait l’objet de nombreux projets.

Quelles sont les implications du point de vue du système énergétique ?

Du point de vue du système énergétique, la décarbonation du transport maritime soulève de nombreuses questions.

  1. Quel impact sur le système gazier de la demande croissante de GNL pour le transport maritime ?

Le marché mondial est estimé à 10 millions de tonnes de GNL (soit environ 140 TWh) en 2025 et 20 millions de tonnes en 2030[8] (280 TWh). À l’échelle de la demande mondiale de gaz, il s’agit donc d’un phénomène relativement marginal.

Pour autant, cette demande pourrait avoir des impacts sur les terminaux méthaniers et sur les structures adjacentes (quais, notamment). Le soutage en GNL nécessite en effet l’accès à un terminal méthanier pour le navire souteur, sans entraver le chargement et déchargement des méthaniers. L’activité de soutage a, par exemple, permis de donner une nouvelle vie au terminal de Fos Tonkin, près de Marseille, dont la concession arrivait à échéance en 2020, moyennant un investissement de plusieurs millions d’euros.

Par ailleurs, le transport maritime pourrait contribuer au développement du biométhane. Le porte-conteneurs Aurora de CMA CGM, alimenté au GNL, a été avitaillé pour la première fois fin décembre 2021 avec un mélange de près de 10 % de GNL bénéficiant d’une garantie d’origine renouvelable lors d’une escale à Rotterdam. En France, il est désormais possible d’utiliser des garanties d’origine (GO) issu d’un biogaz qui ne fait pas l’objet d’un soutien public, pour l’associer à une consommation de gaz naturel qui n’est pas issu d’un réseau. Cela devrait encourager les armateurs à participer au financement de la production de biogaz.

  • Quelles conséquences de l’obligation faite à certains navires de s’avitailler en électricité à quai à partir de 2030 ?

Le projet de règlement FuelEU Maritime prévoit une obligation d’approvisionnement en énergie bas-carbone à quai en 2030 pour les navires de croisières et les porte-containeurs. L’idée est d’éviter que la consommation électrique du navire à quai soit assurée par la combustion de carburants fossiles. Concrètement, cela passera le plus souvent par la connexion des navires en escale aux réseaux électriques, qui nécessitent donc d’être adaptés et renforcés, sachant que certains réseaux électriques portuaires sont des réseaux portuaires concédés, comme celui du port de Fos-Marseille (sur lequel des projets de production photovoltaïque sont développés, permettant un approvisionnement bas-carbone des navires, ces derniers arrivant généralement le matin et repartant le soir).

Dans certains territoires insulaires, notamment (par exemple la Corse), où l’activité de tourisme génère des flux importants de navires de croisière et où les systèmes électriques sont moins robustes, cette obligation pourrait nécessiter de trouver des solutions alternatives.

Au-delà des enjeux d’adaptation et de renforcement des réseaux électriques, se pose également la question de la compatibilité entre l’infrastructure de recharge, par défaut en 50 Hz, alors que les systèmes électriques internes des navires de croisières ou de forts tonnages, tels que les porte-containeurs, sont souvent en 60 Hz, ce qui nécessite d’adapter les équipements de charge, soit avec des convertisseurs 50/60 Hz ou soit avec une production dédiée en 60 Hz.

  • Quels besoins en électricité pour la production des carburants de synthèse ?

Si la majorité des armateurs ont fait aujourd’hui le choix du GNL pour maîtriser les émissions de GES, ce carburant ne permettra pas d’atteindre les objectifs fixés à l’horizon 2050. Les carburants de synthèse comme l’ammoniac et le e-méthanol, sont donc appelés à jouer un rôle croissant, en complément des biocarburants. Or, ces carburants de synthèse devront être produits principalement à partir d’hydrogène bas-carbone, lui-même produit à partir d’électricité décarbonée.

Dans son étude sur les Futurs énergétiques, RTE considère néanmoins que les besoins en électricité pour produire ces carburants de synthèse devraient rester limités en France, à hauteur de quelques TWh par an en 2040 et 2050 (y compris dans le scénario « hydrogène + »), l’incertitude portant plutôt sur la demande en carburants de synthèse pour l’aviation – sur laquelle nous reviendrons dans un prochain article – dans une fourchette allant de quelques TWh à 40 TWh par an en 2050.


[1] Source : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/Fiche%20SNBC%20Transports_0.pdf.

[2] Dioxyde de carbone, méthane, oxyde d’azote, notamment.

[3] Un rapport du Parlement européen paru en 2021 estime que les émissions du transport maritime causent près de 60 000 morts et coûtent 58 milliards d’euros aux services de santé chaque année en Europe.

[4] Par rapport à 2020.

[5] Source : Clarksons, à fin septembre 2021.

[6] Source : Shell.

[7] Source : Platts Analytics.

[8] Source : TotalEnergies.