
Inspirés des compléments de rémunération dans le domaine des énergies renouvelables, les « Carbon contract for difference » (CCfD) sont des outils qui visent, pour des secteurs ou des technologies donnés, à combler le différentiel entre le coût de la technologie de décarbonation et le prix du CO2. Ce dispositif vise notamment à accélérer la décarbonation de secteurs pour lesquels l’EU ETS n’offre pas un prix du carbone suffisant à la mise en œuvre de solutions de décarbonation. Il s’applique à des projets qui offrent, à terme, des perspectives de baisses des coûts – comme pour les compléments de rémunération. Comme toute aide d’État, les CCfD soulèvent cependant des questions de définition du périmètre d’intervention et de justification d’une aide publique, en complément d’un mécanisme de marché. Cependant, la volonté de la Commission européenne d’accélérer fortement la décarbonation de l’économie européenne, dans le cadre du paquet « Fit for 55 », rend cet outil, si ce n’est nécessaire à terme, au moins incontournable dans la réflexion à mener sur les voies et moyens de cette décarbonation.
Le 14 juillet 2021, la Commission européenne a publié un paquet législatif intitulé « Fit for 55 » avec 12 propositions législatives qui visent à traduire concrètement l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55 % en 2030 par rapport à 1990, nécessaire pour respecter la trajectoire fixée par l’Accord de Paris. Elle annonce vouloir mettre en place un cadre européen pour les « contrats carbone sur la différence » (Carbon Contracts for Difference – CCfD), dans le cadre de la révision de la directive sur le « système communautaire d’échange de quotas d’émission » (EU Emission Trading System – EU ETS). Malgré la forte hausse du prix du carbone sur l’EU ETS, la Commission européenne constate que le signal-prix du carbone reste à ce jour insuffisant pour accélérer la décarbonation de certaines industries.
En effet, de larges pans de l’industrie lourde européenne – acier, ciment, aluminium, production d’hydrogène, etc. – sont à la fois très émetteurs en carbone, difficiles à décarboner, et par ailleurs fortement exposés à la concurrence internationale. En complément des réglementations et dispositifs de soutien européens (Fonds innovation, notamment) et nationaux, la Commission européenne propose donc de s’appuyer sur un nouvel outil régulatoire : les CCfD.
De quoi s’agit-il, et quels sont les enjeux associés ?
À la manière des compléments de rémunération pour la production d’électricité ou de gaz d’origine renouvelable, le CCfD consiste en la compensation, par la puissance publique, de l’écart entre le coût de la tonne de carbone évitée dans un secteur donné et le prix du carbone sur l’EU ETS, au bénéfice de l’industriel lauréat du CCfD. À titre d’illustration, le coût de la tonne de CO2 évitée pour la production d’un acier bas-carbone avec la technologie DRI-EAF[1] est évalué à 140 €[2]. Pour soutenir la production d’un acier bas-carbone, un industriel se verrait verser par la puissance publique la différence entre ce coût et le prix du carbone sur l’EU ETS, sur lequel il peut valoriser la tonne de CO2 « abattue » (à la manière d’un producteur d’électricité renouvelable qui valorise sa production sur les marchés de l’électricité). La sélection des acteurs industriels pourrait se faire à l’issue d’un appel d’offres portant sur une certaine quantité de CO2 à abattre, sur un périmètre sectoriel – les coûts d’abattement du CO2 variant d’une industrie à l’autre –, ou à l’inverse, en mettant en compétition plusieurs types d’industries.
Ce dispositif, qui devrait par définition être transitoire et limité aux besoins d’amorçage et d’industrialisation de nouvelles technologies, présente à première vue plusieurs avantages. Il permet de « dérisquer » des projets qui nécessitent de lourds investissements, en transférant le risque sur la puissance publique et en facilitant donc l’accès au financement, contribuant à limiter les coûts des projets en question. Il permet également un passage à l’échelle de technologies matures et qui présentent un fort intérêt pour des secteurs très intensifs en carbone, mais qui ne sont pas encore suffisamment compétitives.
En mai 2021, le gouvernement hollandais a attribué à quatre lauréats – Shell, ExxonMobil, Air Liquide et Air Products – un CCfD portant sur le captage et le stockage de CO2 en mer du Nord, dans un gisement de gaz déplété. Un coût de référence de 80 € par tonne de CO2 captée par CCS (Carbon Capture and Storage) a été retenu. Le gouvernement compensera la différence avec le prix du carbone sur l’EU ETS.
La hausse des prix du carbone sur ce marché, qui découle de la réduction annuelle des plafonds d’émissions dans le cadre du mécanisme européen d’échange de quotas d’émissions, ouvre la possibilité qu’à terme, ces prix atteignent – voire dépassent, pour certains secteurs – les coûts d’abattement du CO2 visés par les CCfD (à moins que cette hausse soit si rapide qu’elle rende caduque la mise en place de CCfD). Dans le cas où le prix du carbone sur l’EU ETS dépasserait le coût d’abattement du CO2 remis dans le cadre de l’appel d’offres par un industriel lauréat, ce dernier pourrait rétrocéder à la puissance publique tout ou partie de la différence.
Concernant l’hydrogène – qui a fait l’objet d’un rapport du Comité de prospective publié en juin 2021 –, les CCfD constituent une alternative aux dispositifs de soutien visant à compenser directement l’écart de coûts entre l’hydrogène décarboné et l’hydrogène carboné. En effet, il n’existe pas à ce jour de « place de marché » de l’hydrogène – telle qu’il en existe pour le gaz naturel, l’électricité, le pétrole ou encore le … carbone – qui pourrait servir de référence pour calculer le complément de rémunération.
Avant d’être mis en place à l’échelle européenne, les CCfD devront néanmoins s’avérer compatibles avec la réglementation communautaire sur les aides d’État, mais aussi avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Dans le cadre de la mise en place d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne – qui ne doit pas créer de discriminations entre les industriels européens et extracommunautaires selon les règles de l’OMC –, de tels dispositifs pourraient être considérés comme des mesures de concurrence déloyale.
Les effets des CCfD sur l’EU ETS devront par ailleurs être évalués précisément. Certains acteurs ont par exemple mis en avant le fait que l’attribution de CCfD dans certains secteurs pourrait réduire la demande de quotas carbone, faisant baisser les prix du carbone et affaiblissant ainsi le signal de décarbonisation pour les secteurs non soutenus.
Enfin, les CCfD, s’ils étaient mis en œuvre, devront s’inscrire dans un cadre régulatoire qui permette d’assurer l’efficience du dispositif, en répondant à un certain nombre de questions : quelles filières ou quelles technologies cibler ? Comment s’assurer que les prix remis dans le cadre des appels d’offres reflètent bien les coûts des filières ? Comment mesurer effectivement les réductions des émissions de CO2 ? etc.
Nota bene CRE : Les « Billet[s] du lundi » du Comité de prospective de la CRE présentent des sujets qui ont trait au secteur de l’énergie sur la base de synthèses documentaires ou d’observations sur des articles ou des documents élaborés par des tiers. Ces synthèses n’engagent pas le collège de la Commission de régulation de l’énergie. Ils ont pour but d’attirer l’attention des acteurs sur des éléments factuels auxquels ils peuvent réagir par retour de contribution à notre adresse : eclairerlavenir@cre.fr.
[1] DRI-EAF : Direct Reduction Iron – Electric Arc Furnace.
[2] https://www.eclairerlavenir.fr/rapport-2021-du-groupe-de-travail-n4/